Une brève histoire de l'avocat

Sévag Torossian, Avocat pénaliste à Paris
Sévag Torossian
11 Jan 2022

C’est dans l’antiquité grecque que l’on identifie la première trace d’une forme d’assistance assurée par un tiers-intermédiaire. Selon le code de Solon de 591 avant J.-C., l’accusé doit se défendre seul devant le tribunal du peuple ; il peut néanmoins avoir recours à un logographe, sorte d’écrivain public pouvant rédiger pour lui un discours de défense. A Athènes, l’agora est le lieu de toutes les paroles, toutes les joutes, là où est pratiqué, théorisé, sacralisé l’art oratoire. C’est dans cette période que les historiens débusquent les premiers défenseurs identifiables : Démosthène, Thémistocle, Lysias. A Rome, l’intervention du tiers défenseur est aussi peu à peu admise sans pour autant devenir une institution. Le tiers-intermédiaire est un grand orateur, autorisé à rédiger un discours ou à exercer une défense verbale sur le forum, mais la rémunération lui est interdite. Ainsi, l’agora et le forum, lieux d’expression démocratiques exempts de l’héritage biblique, attribuent de fait la mission de défense, non aux envoyés du dieu unique[1], mais aux citoyens doués du talent oratoire. La fonction est avant tout politique ; l’orateur prend position dans toutes les grandes affaires de la cité, quitte à s’opposer violemment aux pouvoirs locaux. L’histoire a retenu le nom de Cicéron comme père des avocats.

La naissance du défenseur est évidemment tributaire de la mise en place d’un véritable système judiciaire qui « rationnalise la vengeance » et qui « réussit à la découper et à la limiter comme il l’entend ; il la manipule sans péril ; il en fait une technique extrêmement efficace de guérison, et secondairement, de prévention de la violence »[2]. La justice romaine est en réalité à deux vitesses : celle conçue pour les citoyens romains et celle pour les autres. Dans cette même période romaine où les premiers défenseurs s’exposent, le monde juif connaît des bouleversements qui marqueront l’avenir de la justice[3].

Les siècles passent. L’Empire romain n’est plus ; la féodalité prend place et étouffe toute idée de défense par un tiers-intermédiaire. Les seigneurs locaux ont le droit de vie et de mort sur leurs terres ; la défense ne peut être que personnelle et orale. Mais le défenseur ne disparaît pas tout à fait ; il se replie dans les monastères où l’Eglise a besoin de défendre ses biens contre les seigneurs locaux. La justice de proximité, confinée sur des territoires restreints aux mains de seigneurs tout-puissants, empêche l’épanouissement de la défense telle qu’elle s’était révélée aux hommes aux temps du premier Paraclet. Il faudra attendre les projets d’unification des royaumes pour que l’avocat entre véritablement sur la scène de l’Histoire, revêtu d’un habit qui ne le quittera plus.

La naissance de l’avocat en tant que véritable institution date, selon les historiens français, du XIIIème siècle de notre ère. Le modèle va se retrouver dans plusieurs pays européens ; c’est donc bien sur le vieux continent qu’est consacrée l’institution du tiers-intermédiaire, celui qui va « porter la parole » - étymologie du mot « avocat » (ad vocatus, appelé pour). Il s’agit d’un tournant majeur de l’histoire du droit elle-même. En France, la justice du roi va s’imposer à toutes les autres justices, celle des seigneurs, des villes et de l’église, désormais contrôlées par les officiers royaux[4]. Le déroulement du procès et les peines sont fixés par la coutume. Le premier grand traité de droit criminel, à l’initiative d’Albertus Gandinus, apparaît à la fin du XIIIème siècle. A cette même époque, apparaît également le ministère public ; les procureurs, chargés de rédiger les actes de procédure pour une clientèle privée, se spécialisent dans la défense des droits du roi devant les tribunaux. Les procureurs sont aussi investis de la mission de protection « de tous ceux que leur faiblesse recommande à la sollicitude particulière du prince (veuves, orphelins, miserabilies personae…) »[5]. Procureurs et avocats sont désignés comme « les gens du roi » ; leurs charges sont érigées en judicature[6]. Un partage des tâches s’établit entre eux ; les procureurs sont chargés de la procédure écrite, le contentieux pénal, aux avocats revient la parole à l’audience, principalement le contentieux civil.

Quant aux juges, ils n’avaient aucun pouvoir d’écarter la peine de mort en cas d’homicide : « Tout homme qui tue est digne de mort s’il n’a lettres du prince ». Seul le roi pouvait prendre des lettres d’abolition pour les cas passibles de la peine de mort et des lettres de pardon pour les autres cas. Avec l’ordonnance du 23 octobre 1274, on règlemente le serment de l’avocat et l’honoraire, limité à trente livres. On dénombre alors dix-sept avocats à la fin du XIIIème siècle[7]. Leur tenue vestimentaire est celle de l’église. La robe d’avocat aux manches exagérément amples, ridicules au repos, obligeant à plaider les bras tendus, les bras ouverts ; mais lorsque la parole enflamme le défenseur, possédé par le verbe, criant à s’en rompre les cordes, son image se brouille ; les yeux hypnotisés n’y voient plus que l’ombre d’un aigle ayant déployé ses ailes. Il lui faudra néanmoins du temps pour arriver à cette liberté mais bientôt, le monopole de la plaidoirie lui sera confié. En 1291, le Tableau est organisé sous le nom de « matricule ». En France, le Parlement règlemente la profession en l’an 1344. L’avocat plaide en latin ou en français ; l’arrêt rendu est en latin.  

Le périple des avocats va connaître huit siècles de tourmente. En France comme ailleurs, leur mission est dangereuse, la confusion entre l’avocat et son client, trop présente, les luttes politiques auxquelles ils participent, entre le roi d’un côté, les seigneurs locaux et le pape de l’autre, permanentes. Ils accompagneront néanmoins, avec intelligence, les transformations de la société en cherchant à chaque évolution une structure protectrice. Sous la chrétienté dominante, ils adopteront un statut clérical et constitueront un ordre de clercs. Plus tard, ils s’intégreront au tout-puissant Parlement pour obtenir une protection utile. « Il existait entre magistrats et avocats un lien de famille. Les magistrats étaient les meilleurs des avocats et le Parlement unissait les deux professions dans le respect et l’affection. Le cursus naturel était ainsi fait et il menait aux plus hautes dignités politiques. C’est par ce mariage Parlement-Barreau que la nation a été forgée et soutenue dans les moments difficiles »[8]. Après leur disparition pendant la Révolution, ils se couleront dans la société bourgeoise dont émergerait le statut libéral.

Toutes ces protections, du XIIIème siècle à nos jours, ne seront néanmoins jamais suffisantes dans les procès les plus sensibles. Lorsque Philippe le Bel fait arrêter Jacques de Molay, grand maître du très puissant Ordre du Temple, en 1307, de Presles est désigné comme avocat pour assurer sa défense lors d’un procès qui se tiendra devant le roi en personne. « De Presles est le premier avocat de l’histoire à prendre conscience de la gravité de son rôle. Car Molay est innocent mais il dirige un ordre riche. Le roi, qui pourtant a encouragé la communauté des avocats dont il a compris la nécessité et l’utilité, ne supporte pas la contradiction »[9]. Le roi fait arrêter l’avocat De Presles. Molay reste sans défense, avant d’être exécuté. En 1436, le procès de Jeanne d’Arc pour sorcellerie, présidé par l’Evêque Cauchon, aura lui aussi lieu sans avocat. Pauvre défenseur de l’Eglise ! Ses glorificateurs d’aujourd’hui auraient eux-mêmes allumé le bûcher d’hier. Avec l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, célèbre pour avoir rendu l’usage du français obligatoire dans l’administration, François 1er fait instaurer une procédure criminelle où l’inculpé est privé de défenseur et peut être torturé lors d’une instruction tenue secrète.

En 1602, les 307 avocats inscrits au Tableau démissionnent lorsqu’un arrêt du Parlement leur impose de mentionner leurs honoraires dans leurs écritures[10], mesure attentatoire à leur honneur et inacceptable dans la mesure où les magistrats devenus les conseils de grandes maisons n’y sont pas tenus et sont payés par elles, sans limitation à trente deniers. « Le roi, conscient de l’efficacité de la grève, va céder et faire céder le Parlement »[11]. La crise de 1602 marque un tournant dans les relations entre avocats et magistrats ; elle engendrera bientôt la création d’un Ordre et de son Bâtonnier, la prise de conscience du caractère incontournable de la profession. Lors du procès de Fouquet, ministre des Finances de Louis XIV, accusé de détournement de fonds publics, aucun avocat ne peut intervenir mais Paul Pellisson, juriste et membre de l’Académie française, rédige des mémoires distribués au public. Cette pratique des mémoires à l’attention de la foule, originairement due à la privation de parole de l’avocat, va se développer durant des siècles jusqu’à la révolution. En 1790, l’ordre des avocats est purement et simplement supprimé.

A l’époque du procès de Louis XVI, le barreau comptait six cents avocats. Tronchet était Bâtonnier de l’ordre ; le roi déchu le choisit comme défenseur de fait aux côtés de Malesherbes et de Sèze. « On a mis la République en danger quand on a accordé des défenseurs au tyran ! », s’exclame Couthon. Les avocats ont perdu leur titre mais pas leur verve. Cela ne l’empêchera pas d’être, plus tard, guillotiné. Paradoxalement, la justice pénale est désormais ouverte à la défense. Louis est exécuté le 21 janvier 1793 sur la place appelée aujourd’hui Concorde ; ses trois défenseurs paient cher leur dévouement. Malesherbes est exécuté sous la Terreur, Tronchet et de Sèze doivent s’enfuir pour ne pas subir le même sort. C’est à cette époque que les avocats parisiens abandonnent l’épitoge herminée qui orne l’épaulette gauche de la robe, en hommage à Malesherbes. L’épitoge veuve symbolisera pour toujours l’avocat sacrifié pour avoir exercé sa mission. Lors du procès de Marie-Antoinette, « Chauvon-Lagarde plaide avec émotion et tente de faire valoir le sacrifice déjà imposé au roi »[12]. A la fin de sa plaidoirie, le défenseur est arrêté et jeté en prison. Tronson du Coudray, second défenseur de la reine, plaide et subit le même sort. En 1794, l’avocat Danton est guillotiné sans chef d’accusation. « La loi donne pour défenseurs aux patriotes calomniés des jurés patriotes. Elle n’en donne point aux conspirateurs » : c’est désormais le tribunal qui choisit les défenseurs.

Il faudra attendre la suppression des tribunaux révolutionnaires pour voir réapparaître l’avocat, la liberté de choisir son défenseur et le système judiciaire de 1790 comprenant les tribunaux de première instance, la possibilité d’appel et de pourvoi en cassation. Sous Napoléon, l’Ordre est rétabli mais particulièrement soumis : le Tableau est dressé par le procureur général et approuvé par le Garde des Sceaux ; le Conseil de l’Ordre et le Bâtonnier sont désignés par le procureur général, le serment est politique, leurs honoraires doivent être mentionnés au pied des actes ; ils n’ont aucun droit de grève ou de réunion. L’indépendance des avocats s’imposera très lentement au prix de luttes politiques, avec l’émergence des libertés publiques. Lorsqu’en 1875, la Constitution républicaine est adoptée, on célèbre la « République des avocats » : Présidents de la République, Présidents du Conseil des ministres, ministres, députés, tous, presque tous viendront du barreau.

Du XIXème siècle à aujourd’hui, c’est bien dans le combat pour les droits des autres, les libertés publiques, que s’épanouira l’avocat dans le procès pénal. Longtemps encore, il découvrira le visage de son client accusé quelques minutes avant l’audience, sans avoir eu accès au dossier pénal. L’intelligence et le talent ne pouvaient suffire. Plaider sans aucune préparation devait relever du génie, voire d’un don de l’Esprit[13].    

[1] S. Torossian, Le procès de Caïn, Origines du crime et de la défense, Les impliqués, 2021.

[2] R. Girard, La violence et le sacré, Pluriel, p. 39.

[3] S. Torossian, Le procès de Caïn, Origines du crime et de la défense, op. cit.

[4] J.-M. Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Puf, p.141.

[5] Idem.

[6] J.-M. Carbasse, op. cit. p.156.

[7] B. Sur, Histoire des avocats en France, op. cit.

[8] B. Sur, Histoire des avocats en France, des origines à nos jours, op. cit. p.38.

[9] B. Sur, op. cit. p.20.

[10] B. Sur, op. cit. p.56.

[11] B. Sur, op. cit. p.60.

[12] B. Sur, op. cit. p.140.

[13] S. Torossian, Le procès de Caïn, op. cit.