Les frais de mandat du député

Sévag Torossian, Avocat pénaliste à Paris
Sévag Torossian
11 Jan 2022

En 2019, la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) a transmis dix-sept dossiers au Parquet national financier (PNF) relatifs à l’utilisation des frais de mandats de parlementaires. Qualifiée « d’indemnité représentative de frais de mandat » (IRFM) avant la réforme entrée en vigueur au 1er janvier 2018, cette allocation destinée à couvrir les dépenses de l’élu est devenue une « avance sur frais de mandat » (AFM). L’IRFM n’a pas été modifiée : elle a été supprimée Si l’adoption de l’AFM a eu le mérite de clarifier les obligations comptables du député, et partant des pouvoirs de contrôle de l’enquêteur et du juge pénal, une enquête pénale actuelle ayant comme fond de trame l’ancien régime de l’IRFM, mal encadré, mal défini (c’est la raison de la réforme !), ouvre le champs des interprétations. Faut-il poursuivre les députés de l’ancien régime ?

L’ancien régime : un forfait

L'indemnité représentative de frais de mandat est une allocation forfaitaire spécifiquement destinée à couvrir les frais inhérents à l'exercice du mandat parlementaire. La non-exigence de justification comptable sur pièces découle du principe-même de forfait : l’élu dispose d’une somme fixée ; en contrepartie, il n’a pas à justifier ses dépenses, et si celles-ci dépassent le montant alloué, il est supposé supporter personnellement la charge du reliquat. S’agissant d’une compensation forfaitaire, elle peut, par nature, ne pas correspondre aux sommes réellement dépensées ni à la manière dont elle ont été dépensées. Le concept de forfait ne s’intéresse pas au mode de dépense.

Instituée par un arrêté de Bureau du 23 avril 1997, l’IRFM est définie comme l’enveloppe destinée à couvrir forfaitairement l’ensemble des frais afférents à l’exercice du mandat parlementaire, ainsi que le coût lié à l’emploi de collaborateurs, lorsqu’il excède l’enveloppe de crédit allouée spécifiquement à cet usage. Dans deux décisions du 1er mars 2013, le Conseil constitutionnel précisait la définition en faisant valoir que « l'indemnité représentative de frais de mandat correspond, selon les termes de l'article L. 136-2 du code de la sécurité sociale, à une indemnité "versée à titre d'allocation spéciale pour frais par les assemblées à tous leurs membres" ; qu'elle est par suite destinée à couvrir des dépenses liées à l'exercice du mandat de député ». Par ailleurs, le Conseil constitutionnel a reconnu dans cette décision qu’étant donné les« interprétations successives relatives à l'utilisation de l'indemnité représentative de frais de mandat », le fait d’utiliser cette indemnité à d’autres fins que les strictes dépenses professionnelles ne pouvait être regardé comme une méconnaissance d’une obligation substantielle dont on ne peut méconnaître la portée, reconnaissant par-là le peu d’éléments dont disposaient les parlementaires quant à la gestion de leur IRFM.

Le 20 novembre 2013, le rapport annuel du Déontologue était publié, dans des termes parfaitement clairs :  « Du fait du principe de la libre organisation de l’exercice du mandat, les catégories de dépenses imputables sur l’IRFM n’ont jamais été précisées. Ni l’arrêté du Bureau qui a créé l’IRFM dans sa forme actuelle, ni les articles de loi qui la régissent n’en tracent les contours, à tel point que le Conseil constitutionnel a dû établir récemment, dans le cadre du contentieux des comptes de campagne, que l’IRFM « est […] destinée à couvrir des dépenses liées à l’exercice du mandat de député ». Cette situation est source d’incertitudes et de contre-sens ». En 2013, l’idée-même d’établir une liste de dépenses autorisées était très contestée : « De prime abord, il pourrait sembler opportun de s’attacher à établir une liste limitative de frais qui peuvent être pris en charge au titre de l’IRFM. Cette méthode est cependant contestable. D’une part, la liste de dépenses aura forcément un caractère non exhaustif et risque de se trouver rapidement caduque. D’autre part, ce système peut apparaître comme une entrave injustifiée au libre exercice du mandat, certains députés pouvant avoir des idées novatrices dans l’utilisation de cette indemnité ». En conséquence, le Déontologue faisait valoir que « la piste consistant à définir des principes d’utilisation de l’IRFM doit être privilégiée », ce qui induisait que ces principes étaient inexistants.

L'article 81 du Code général des impôts disposait, pour sa part, que les allocations spéciales pour frais sont toujours réputées utilisées conformément à leur objet et ne peuvent donner lieu à aucune vérification de la part de l'administration fiscale.

L’évolution des règles internes à l’Assemblée nationale n’aurait lieu que dix-huit ans après l’arrêté du 23 avril 1997, au cours des années 2015 et 2016. L’arrêté du Bureau du 18 février 2015, devenue l’article 32 bis de l’Instruction Générale du Bureau, interdit désormais les dépenses afférentes à l’acquisition d’un bien immobilier (donc un accroissement de patrimoine) et énumère cinq types de dépenses éligibles : les frais liés à la permanence et l’hébergement du député, les frais de transport du député et de ses collaborateurs, les frais de communication, les frais de représentation et de réception, les frais de formation. Cet article 32 bis met également en place en place une procédure d’attestation sur l’honneur et définit un dispositif en cas de manquement à ces règles d’utilisation. Ce ne sera qu’avec l’arrêté du 29 novembre 2017 que les règles d’utilisation des frais de mandat seront enfin établies. Evidemment, cet arrêté n’a vocation à s’appliquer qu’à compter de son entrée en vigueur.

Face à l’absence de règles formellement établies, le Déontologue est à cette époque devenu l’acteur qui pouvait donner une orientation aux parlementaires qui le saisissaient de questions factuelles précises. Les réponses du Déontologue commençaient à constituer une forme de « jurisprudence » qui ne disait pas son nom. Compte-tenu de la pauvreté des deux textes de 1997 et 2015, les députés étaient contraints de « tâtonner ». Sans doute les députés aguerris, membres de cohortes établies depuis des décennies, ne devaient pas y voir de difficulté, contrairement aux nouveaux arrivants.

Il en résulte que le régime de l’IRFM repose entièrement sur trois textes suivants : l'article 81 du Code général des impôts qui instaure une présomption d’utilisation conforme des fonds à leur objet ; l’arrêté de Bureau du 23 avril 1997 qui fait valoir que l’IRFM est destinée à couvrir forfaitairement l’ensemble des frais afférents à l’exercice du mandat parlementaire ; l’arrêté du Bureau du 18 février 2015 qui énumère les cinq types de dépenses éligibles (permanence et hébergement, frais de transport, communication, frais de représentation et de réception, formation). C’est de ce cadre juridique particulièrement pauvre dont les enquêtes ouvertes en 2019 devront se satisfaire, sans ajouter aucune obligation ni sombrer dans la tentation de l’anachronisme ou d’un raisonnement comptable emprunté ailleurs, en comptabilité publique ou privée, afin de statuer sur la caractérisation ou non d’une infraction pénale, comme le détournement de fonds publics.

 


L’enquête pénale sur l’IRFM : un exercice d’équilibriste

Vu sous l’angle des libertés publiques, les pouvoirs de l’enquêteur et du juge pénal en matière de « frais de mandat » d’un député ne relèvent pas du droit positif mais d’un régime spécial ancien qui pose une singularité probatoire dû à la combinaison problématique de deux principes qui régissent l’IRFM : la présomption légale d’utilisation conforme de l’indemnité et l’absence d’obligation de justification comptable. Voilà une combinaison infernale qui ouvre le champs des interprétations. L’enquêteur analyse les relevés bancaires d’un élu qui n’a pas d’obligation de justification comptable sur pièces et qui est présumé avoir utilisé son indemnité pour l’exercice de son mandat. Cette présomption - et hormis les cas de détournement flagrant tel un voyage aux Caraïbes ou l’achat de produits de luxe - entraîne l’enquêteur qui aura nécessairement recours à l’interprétation à interroger un membre du pouvoir législatif sur son quotidien et ses dépenses courantes, élu démuni d’une obligation comptable qui aurait pu le protéger.

Ce sont bien les élections qui font accéder un citoyen au statut de député, et non la validation d’un hypothétique examen de comptabilité publique. Beaucoup de nouveaux élus viennent d’ailleurs de la société civile et n’ont bénéficié d’aucune formation. Il va sans dire qu’une gestion mal cadrée de fonds n’induit pas automatiquement une intention délictuelle. Vu la pauvreté du régime juridique de l’IRFM, le recours à l’interprétation et à la subjectivité va, de nouveau, devoir s’imposer, ne serait-ce que pour déterminer l’élément intentionnel de l’infraction visée. L’exercice est particulièrement périlleux.

Au regard des libertés publiques, le problème se pose donc en termes de risque d’arbitraire, de renversement de la charge de la preuve et de violation du principe de séparation des pouvoirs. L’hypothèse est somme toute assez nouvelle et nécessite, à ce stade, une discussion sincère. L’IRFM n’a pas été modifiée : elle a été supprimée. Le concept « d’indemnité forfaitaire » n’existe plus et a été remplacé par celui « d’avance ». D’une part, c’est un changement de nature juridique de l’allocation qu’il faut constater. D’autre part, l’enquête va devoir conclure sur un régime ancien et sur la nature juridique d’une « indemnité forfaitaire » dont l’abolition elle-même trahit le mauvais encadrement. Enfin, en l’absence d’effet rétroactif des nouvelles prescriptions, on ne pourra évidemment pas appliquer des prescriptions nouvelles à une situation ancienne, ni même risquer un raisonnement anachronique.

En définitive, afin de parer à toute violation des libertés publiques dans le cadre d’une enquête portant sur un régime ancien et mal encadré, il nous semble que le problème de l’utilisation de cette indemnité forfaitaire doit être apprécié en fonction de deux critères : l’accroissement du patrimoine de l’élu et le préjudice de l’Etat. Cette appréciation est d’ailleurs conforme à la mission dévolue à la HATVP lorsqu’elle saisit le Parquet dès lors que se pose un possible problème d’accroissement de patrimoine.

La comptabilité du député de l’ancien régime (antérieur à 2018) connaît plusieurs sous-thèmes qui lui sont propres, par exemples,  les prêt d’honneur, l’utilisation des espèces ou la tenue générale des comptes. S’agissant du prêt d’honneur, le régime juridique ouvre deux possibilités : il peut être accordé à un parlementaire pour couvrir des dépenses personnelles ou professionnelles. Il en résulte que le prêt d’honneur n’a pas un caractère exclusif de couverture des frais de mandat. Le parlementaire peut tout à fait bénéficier de ce prêt pour des raisons personnelles. Formellement, le « contrat de prêt » de l’Assemblée nationale est un formulaire d’une unique page préremplie faisant référence au versement de la somme empruntée sur le compte dédié à l’IRFM et au fait qu’elle est destinée à couvrir les frais de mandat.

En l’absence de règle d’utilisation des espèces, de montant de retrait maximal autorisé et d’obligation de justification, le principe de la présomption de bonne utilisation s’applique, conformément aux dispositions de l’article 81 du Code général des impôts. Le lieu de retrait des espèces est par ailleurs sans conséquence, les fonds retirés pouvant être utilisés ultérieurement à Paris ou ailleurs. En conséquence, les espèces retirées ont été utilisés afin de couvrir les frais de mandat.

Sur la question sous-jacente de la tenue générale des comptes, le problème est de savoir s’il existait, avant 2018, un quelconque « formalisme » qui interdisait notamment la compensation, à savoir l’utilisation indifférenciée des comptes professionnel et personnel afin de régler les dépenses… professionnelles ou personnelles. Soit la compensation est en effet formellement interdite, soit elle est possible. En l’absence de règles préétablies, la seule option est de partir de la définition de l’IRFM posée en 1997, à savoir l’enveloppe ayant pour objet de « couvrir forfaitairement l’ensemble des frais afférents à l’exercice du mandat parlementaire ». Le régime de l’IRFM échappe, par nature, aux règles de formalisme propres au droit commun de comptabilité publique. La notion de « couverture forfaitaire » ne semble pas poser d’obligation en matière de tenue des comptes qui exclurait hypothétiquement une telle pratique. Il est évident que l’attente, y compris du Parquet, d’une tenue rigoureuse des comptes professionnel et personnel prime sur toute autre pratique. Mais dès lors que la loi ne l’impose pas sans équivoque, l’attente ne peut se transformer en obligation. Bien au contraire, avoir opter à l’époque pour un « forfait » ne donnant lieu, en contrepartie, à aucune obligation de justification sur pièces, induit une double liberté : une liberté formelle (tenir ou non une comptabilité) et une liberté conceptuelle (gérer ses comptes librement, y compris par compensation). Il semble d’ailleurs qu’en 1997, les Questeurs avaient expressément prévu la possibilité de transfert de compte à compte.

Dans le Rapport annuel 2016 du Déontologue de l’Assemblée nationale, il est fait allusion au mécanisme compensatoire, autorisé pour des raisons pratiques : « Dans la pratique, de tels versements peuvent être envisagés lorsque le député a pu préfinancer, à partir de son compte personnel, des dépenses qui ont, par nature, vocation à s’imputer sur le compte bancaire sur lequel est versé l’IRFM. Dans ce cas, rien ne s’oppose naturellement à ce que le député puisse se rembourser à partir de ce dernier compte, en veillant à conserver les justificatifs des dépenses en cause ». Il en résulte que rien n’interdisait une pratique de compensation. La question ne porte dès lors pas sur cette pratique mais sur ses conséquences qui pourraient aboutir à un accroissement de patrimoine de l’élu. Pour résoudre cette question, il est nécessaire de faire les comptes : lister et calculer toutes les dépenses professionnelles faites sur le compte personnel, et symétriquement celles faites sur le compte professionnel et relevant de dépenses personnelles. Si les comptes sont au final équilibrés (ou en défaveur de l’élu qui du coup aura payé un reliquat de dépenses professionnelles sur ses propres deniers), on pourra sereinement constater l’absence d’accroissement de patrimoine et de préjudice pour l’Etat.