Le procès de Caïn - extraits du livre

Sévag Torossian, Avocat pénaliste à Paris
Sévag Torossian
11 Jan 2022

Accepterions-nous de nos jours qu'un homme soit condamné sans avoir été défendu ? Caïn n'a pas été défendu. Ni défendu par un défenseur ni même défendu de tuer son frère Abel. La loi interdisant l'homicide n'existait pas. Le défenseur, institution du tiers-intermédiaire absente des textes vétérotestamentaires, semble encore inutile sous le regard de Dieu. Pourtant, il est arrivé maintes fois dans l'histoire biblique que "Dieu s'étonne de ce que personne n'intercède". Peut-on sans tabou intercéder pour Caïn ? L’absence de procès nous interroge. Qu’aurais-je plaidé ? Comment l’aurions-nous défendu ?

Au carrefour du religieux, de la pénologie, de l’histoire et de l’anthropologie, Le procès de Caïn propose une lecture inédite de Genèse 4, texte biblique revu sous l’angle moderne de la défense pénale.

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L’acte d’Abel ne sera jamais dénoncé dans l’histoire : le rédacteur le valide, les commentateurs ne le voient pas, la littérature saute ce chapitre, la peinture, trop occupée à représenter au fil des siècles la remise des offrandes à Dieu ou la scène du meurtre, ne dépeint jamais la scène originelle, Abel un silex à la main et l’animal agonisant, la gorge tranchée. Il faudra attendre le XXème siècle de notre ère pour comprendre, avec René Girard, qu’en égorgeant l’animal, Abel se décharge sur lui de sa propre violence. Car l’offrande d’Abel exigeait, soyons modernes, un acte barbare. Était-ce la première fois ? Ou avait-il déjà expérimenté l’égorgement ? Que lui est-il passé par la tête ? Comment passe-t-on de l’idée d’offrir un cadeau à celle d’égorger un animal ? Abel a-t-il ressenti de la jouissance en regardant la bête se vider de son sang, agonisant sur le sol, la vie quittant ses yeux ? Il n’est pas dit dans les textes que ses parents pratiquaient l’offrande sacrificielle ni que le souhait avait été formulé par Dieu. Abel a donc bel et bien inventé le rite sacrificiel. « Dans l’accusation, remarque l’avocat pénaliste Thierry Levy, il y a quelque chose de substantiellement mensonger car on ne peut accuser quelqu’un, et surtout le traiter comme une personne irrémédiablement coupable, qu’en dissimulant sciemment une partie de la vérité. C’est contre ce mensonge que lutte la défense ». Levons un tabou : Abel n’était pas dénué de violence. Le rituel permet à Abel de vider, dans son geste, sa violence irréductible ; elle le protège et le préserve de tuer son frère. Caïn, lui, n’a pas fait d’offrande sacrificielle et n’avait donc pas cette protection : « L’un des deux frères tue l’autre et c’est celui qui ne dispose pas de ce trompe-violence que constitue le sacrifice animal »[1].

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Qui croire ? Moïse ou Mohammed ? Genèse 4 ou la Sourate 5 ? Quelle place donner aux commentateurs pour se prononcer sur le problème de l’intentionnalité ou de la préméditation ? Alors que le Coran désigne sans appel Caïn comme assassin, la Torah laisse une marge d’interprétation au Talmud. Dans les textes juif et chrétien, la préméditation ne coule absolument pas de source. A moins que Caïn ait entrainé son frère dans les champs dans le but déterminé de le tuer, ce qui n’est pas démontré, le meurtre d’Abel n’est pas un assassinat. L’indice qui permet de confirmer que le crime n’était pas prémédité se retrouve dans le châtiment de Caïn : l’exil, qui ressemble beaucoup à celui dont bénéficient les auteurs d’homicide involontaire dans la loi mosaïque. Les territoires-refuges instaurés dans la loi avaient précisément pour objet de faire échapper l’auteur d’un homicide involontaire à la vengeance de sang. Caïn a sans doute anachroniquement bénéficié de la peine prévue pour une tragédie qu’il n’a pas voulue. L’idée est d’autant plus cohérente si le récit d’Abel et Caïn a été rédigé à une époque où le régime juridique de l’homicide involontaire était déjà connu de l’auteur. Au demeurant, qui se serait vengé du sang d’Abel ? Adam ? Eve ? Avec la peine d’exil, Dieu protège à la fois Adam et Eve d’entrer dans le cycle des violences mimétiques en tuant leur propre fils, et Caïn dont l’intention criminelle n’est pas fermement reconnue.

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Le problème de la symbolisation de Caïn n’a pas été résolu avec la psychanalyse. Bien au contraire. D’abord, obnubilé par Œdipe, Freud s’est royalement désintéressé de Caïn. Sur plus de quatre cents citations de la Bible dans toute l’œuvre de Freud, il n’existe qu’une seule allusion timide au mythe d’Abel et Caïn, dans L’interprétation des rêves. Il faudra attendre les travaux de son élève Leopold Szondi, psychiatre et psychanalyste suisse d’origine juive hongroise, pour voir émerger une théorie concurrentielle de l’agressivité : le complexe de Caïn. Szondi est passionné par le mythe biblique d’Abel et Caïn, si bien que le thème traverse toute son œuvre : « Caïn règne sur le monde. Nous conseillons à ceux qui en doutent de lire l’histoire du monde ».

Sévag Torossian, Le Procès de Caïn, Origines du crime et de la défense, éditions Les Impliqués, 2021.