La lutte anti-blanchiment : des cartels colombiens à l’Etat islamique

Sévag Torossian, Avocat pénaliste à Paris
Sévag Torossian
11 Jan 2022

Le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme sont des infractions distinctes dont le couplage est très récent et ne relevait a priori pas de l’évidence. Toute jeune infraction pénale née dans l’Amérique de l’après-deuxième guerre mondiale, le blanchiment était lié au problème de la réinjection dans les circuits financiers légaux du produit de délits et crimes issus de trafics illégaux – principalement du trafic de drogues issu des cartels colombiens.  Selon la légende, le terme « blanchir » serait d’ailleurs lié à l’histoire du célèbre gangster américain Al Capone et à la réinjection des sommes issues notamment du trafic d’alcool (pendant la Prohibition) dans sa chaine de blanchisserie « Sanitary Cleaning Shops ». L’infraction de blanchiment n’existant pas à l’époque, Al Capone fut condamné pour fraude fiscale.

L’infraction de blanchiment fut adoptée aux Etats-Unis trente ans avant le reste du monde. Le blanchiment est fondamentalement lié à la bancarisation des sociétés occidentales, l’explosion du nombre de banques et la généralisation du recours aux comptes bancaires. Le blanchiment a été progressivement défini comme le processus de dissimulation de l’origine criminelle de biens tendant à leur conférer une source apparemment licite. Les fonds obtenus au moyen de la commission d’infractions pénales sont réinjectés dans les circuits économiques légaux. Le blanchiment est donc un délit de conséquence qui présuppose une infraction préexistante (comme le trafic de drogue, la fraude fiscale, le vol) dont il n’est pas exigé qu’elle ait été préalablement jugée.

Si l’infraction de blanchiment a, dans un premier temps été créée au XXème siècle dans le cadre de la lutte contre le trafic de drogue issu des cartels colombiens, elle s’est épanouie au XXIème siècle dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, au point de devenir omniprésente. D’abord impulsée aux Etats-Unis, première juridiction inquiétée par les vastes opérations de blanchiment des cartels, le blanchiment n’a fait l’objet d’une première recommandation du Conseil de l’Europe que le 27 juin 1980. La France ne créerait, quant à elle, l’incrimination spéciale de blanchiment qu’avec l’adoption de la loi du 31 décembre 1987. La Convention de Vienne (1988) constituerait un tournant majeur dans la mondialisation de la lutte contre le blanchiment. Un an plus tard, la coopération internationale aboutirait à la création d’une institution spéciale en 1989, le GAFI (Groupe d’action financière) sous l’impulsion du G7. Les institutions financières (FMI et Banque mondiale) se sont progressivement alignées pour élaborer une méthode commune. L’Union européenne s’est appliquée à mettre en place plusieurs Directives afin d’engager ses Etats-membres dans le même sens. Parmi toutes ces institutions internationales, il faut ajouter, dans l’ordre interne des Etats, les organes de détection, d’enquête et de répression du blanchiment.

Deux ans avant les attentats du 11 septembre 2001, l’ONU adoptait la Convention de New-York sur la répression du financement du terrorisme. Mais c’est bien à partir du 11 septembre 2001 que l’Occident tout entier accepta l’idée d’un traitement couplé de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Cela étant, aucune convention internationale ne donne de définition du terrorisme. Et pour cause. Que la Turquie qualifie les militants kurdes de terroristes ne peut être qu’un point de vue subjectif, surtout lorsque les pays européens applaudissent ces mêmes militants partis sur le ligne de front combattre Daech. C’est ainsi pour chaque pays qui qualifiera de terroristes ce que d’autres appelleraient des résistants. L’infraction est pénale mais son contenu est éminemment politique. Il faut donc se référer aux législations nationales qui peuvent différer d’un pays à l’autre. En France, l’article 421-1 du Code pénal caractérise le terrorisme comme l’entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur. La lutte contre le couple infernal blanchiment-terrorisme est aujourd’hui devenue vitale, quasiment civilisationnelle. Une question de vie ou de mort des sociétés démocratiques, une course engagée entre le monde libre et ses ennemis.


Le GAFI

Il a bien fallu qu’une coalition d’Etats prenne le leadership de cette guerre qui ne disait pas son nom. En 1989, était ainsi créé le Groupe d’action financière (GAFI), organisme intergouvernemental accouché lors du Sommet du G7 (France, Allemagne, Italie, Royaume-Uni, Etats-Unis, Canada, Japon) réuni à Paris afin d’examiner et élaborer des mesures de lutte contre le blanchiment de capitaux.  En octobre 2001, juste après les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis, le GAFI a étendu son mandat pour intégrer les efforts de lutte contre le financement du terrorisme à ceux du blanchiment de capitaux.

Le GAFI a élaboré une série de Recommandations reconnues comme étant la norme internationale en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et de la prolifération des armes de destruction massives. Elles constituent le fondement d’une réponse coordonnée à ces menaces pour l’intégrité du système financier et contribuent à l’harmonisation des règles au niveau mondial. Publiées en 1990, les Recommandations du GAFI ont été révisées en 1996, 2001, 2003, 2012 et plus récemment en 2018.  Elles ont vocation à être appliquées par tous les pays du monde. Le GAFI surveille les progrès réalisés par ses membres dans la mise en œuvre des mesures requises, examine les techniques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme ainsi que les mesures permettant de lutter contre ces phénomènes, et encourage l’adoption et la mise en œuvre des mesures adéquates au niveau mondial. En collaboration avec d’autres acteurs internationaux, le GAFI identifie également au niveau des pays les vulnérabilités afin de protéger le secteur financier international contre son utilisation à des fins illicites.

Le GAFI est composé de 37 Etats (dont le France, les Etats-Unis, la Russie) et de deux organismes régionaux (la Commission européenne et la Conseil de coopération du Golfe). La norme appelée « 40 recommandations du GAFI » est divisée en 7 sections : politiques et la coordination, infraction de blanchiment et mesures de confiscation,  infractions de financement de terrorisme et de prolifération, vigilance et diligences, identification du bénéficiaire effectif et pérennité de l’identification, entraide judiciaire et extradition.  Désormais, chaque pays doit mettre en place un mécanisme d’évaluation du risque et de réponse adaptée. Les responsables de l’élaboration de la politique, les Cellules de Renseignements Financiers, les autorités de poursuites et les autorités de contrôle doivent coordonner leurs activités. Chaque pays doit conférer le caractère d’infraction pénale au blanchiment de capitaux sur la base des Conventions de Vienne et de Palerme. Ils doivent prévoir des mécanismes de gel, saisie et confiscation des biens blanchis, du produit du blanchiment, du financement de terrorisme, et des biens de valeur correspondante. Chaque pays doit conférer le caractère d’infraction pénale au financement de terrorisme. Les « mesures préventives » des acteurs privés (banques et professionnels de secteurs identifiés : casinos, agents immobiliers, négociants, avocats, notaires, comptables) intègrent le délicat problème du secret bancaire, le devoir de vigilance et le devoir de conservation des documents, les mesures supplémentaires pour les clients et activités spécifiques (personnes politiquement exposées, les services de transfert de fonds, nouvelles technologies, virement électroniques) le recours à des tiers, l’obligation de déclaration d’opération suspecte, ainsi que les mesures à l’égard des pays non-coopératifs. L’exigence de transparence à l’égard des bénéficiaires effectifs suppose que les personnes morales ne peuvent servir à dissimuler des opérations de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme. L’identité du bénéficiaire effectif doit être exigée et l’information doit être accessible, non seulement pour les personnes morales de droit commun mais également pour les « constructions juridiques », un chapitre étant même consacrés aux trusts : des informations satisfaisantes, exactes et à jour sont exigées aussi bien pour le constituant, le trustee et les bénéficiaires. Chaque pays doit réglementer les activités des institutions financières, les contrôler de manière à s’assurer qu’elles mettent en œuvre les recommandations du GAFI. En cas de non-respect, des sanctions disciplinaires et financières doivent être prévues, y compris la possibilité de suspendre ou de retirer l’agrément d’une institution financière défaillante. Chaque pays doit avoir une Cellule de Renseignements Financiers (CRF) traitant l’analyse des déclarations de suspicion et les informations relatives aux blanchiment de capitaux et au financement de terrorisme, ainsi qu’une autorité de poursuites pénales. Chaque pays doit participer à l’effort d’entraide judiciaire, y compris en s’abstenant d’assortir les demandes reçues à des conditions trop restrictives, de les refuser au motif qu’une enquête fiscale est également en cours, ou au nom du secret bancaire. Les mesures d’entraide judiciaires visées concernent non seulement l’extradition, mais également les demandes relatives au gel, saisie et confiscation pour lesquels chaque pays est tenu de mettre en place des mécanismes efficaces.          

En avril 2012, les deux institutions financières internationales, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, ont reconnu les recommandations du GAFI comme étant les normes internationales adéquates pour lutte contre le blanchiment. Jusque-là méfiantes à l’égard de l’interventionnisme du groupe d’action issu du G7, les IFI disposaient néanmoins d’observateurs dans les réunions plénières du GAFI. En 2002, le FMI, la Banque mondiale et le GAFI élaboraient une méthodologie commune. Le FMI intégrait les recommandations du GAFI dans ses programmes d’évaluation du secteur financier (Financial Assessment Sector Program) et dans ses rapports sur le respect des standards et des codes (Report on the Observance of Standards and Codes). L’implication du FMI et de la Banque monde modifiait l’organisation internationale de la lutte anti-blanchiment en consacrant la place incontournable du GAFI.      

Les évaluations du GAFI, pays par pays, donnent lieu à des rapports. Les Etats sont tenus de mettre en œuvre les améliorations demandées par le GAFI. Parallèlement à ces rapports rendus publics, le GAFI publie également la liste des pays non-coopératifs, à savoir ceux qui refusent ou tardent à mettre en place les mécanismes de lutte anti-blanchiment. La déclaration publique du GAFI a des conséquences lourdes pour les pays non-coopératifs en termes de marchés internationaux et d’échanges financiers, les entreprises et institutions étrangères ne pouvant dès lors travailler avec ces pays sans faire l’aveu de l’absence de maîtrise de risque de blanchiment dans leurs relations avec les tiers. L’interdépendance est bien au centre de la lutte engagée contre le blanchiment.


Six Directives européennes

Au sein de l’Union européenne, la lutte contre le blanchiment de capitaux s’est matérialisée à travers l’adoption, depuis 1991, de six Directives, instruments particuliers d’harmonisation des législations européennes donnant aux Etas-membres l’obligation de remplir des objectifs tout en leur laissant le choix des moyens et de la forme pour les atteindre. L’obligation de transposition ne s’applique évidemment pas aux Etats dont les législations intègrent d’ores et déjà les dispositions visées dans les Directives.    

La première Directive anti-blanchiment du 10 juin 1991 est antérieure à la transformation de la « Communauté européenne » en Union européenne qui eut lieu en 1993. La préoccupation était d’établir un programme d’envergure mondiale pour lutter contre le trafic de drogue en intégrant des dispositions sur la prévention du blanchiment d’argent. Alors que l’ONU venait d’adopter la Convention de Vienne de 1988 et que le G7 venait de créer le GAFI en 1989 - qui publiait d’ailleurs sa première série de quarante recommandations en avril 1990, le Conseil des ministres de l’Union européenne adoptait la Première Directive en laissant un délai de trois ans (1er avril 1994) pour sa transposition par les Etats-membres. Elle insistait sur la nécessité d’une approche internationale du blanchiment d’argent, à savoir d’une nécessaire coopération interétatique. Ainsi, la première Directive consacrait l’obligation pour les Etats-membres de criminaliser le blanchiment d’argent et plaçait l’institution bancaire au cœur de la lutte engagée, en lui octroyant des obligations spécifiques : connaissance du client (KYC), obligation de vigilance, conservation des traces de la relation pendant cinq ans après la fin du contrat, identification des transactions suspectes, signalement aux autorités. Au cours des années qui suivirent, la première Directive de 1991 montra son intérêts mais également ses limites. Le secteur bancaire n’était pas le seul acteur privé des schémas internationaux de blanchiment, et le terrorisme se dévoilait comme étant un paramètre insoupçonné de cette nébuleuse.        

Trois mois après les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, était ratifiée la deuxième Directive anti-blanchiment en Europe. Après la révision des 40 recommandations du GAFI en 1996, la Directive du 4 décembre 2001 faisait état de l’ensemble des infractions sous-jacentes au blanchiment. Elle précisait que les déclarations de soupçons devaient être transmises aux Cellules de Renseignement Financier (CRF) nationales. L’obligation était élargie aux organismes non-bancaires : les entreprises de transfert de fonds, les entreprises et professions non-financières pouvant être impliquées dans des transactions financières, comme la profession d’avocat. La France n’avait pas attendu cette deuxième Directive européenne pour mettre en place sa propre CRF. Créé par le décret du 9 mai 1990, juste après la publication des 40 recommandations du GAFI, la cellule Tracfin, rattachée au ministère de l’Economie, constituait à la fois une centrale de renseignement et un service d’expertise anti-blanchiment. Ses deux missions principales sont, d’une part, de recueillir, traiter et diffuser les informations relatives aux circuits financiers clandestins et au blanchiment d’argent, d’autre part, de recevoir les déclarations de soupçon des organismes financiers. Tracfin n’est pas habilité à recevoir les déclarations des particuliers.

La « guerre contre le terrorisme » fut abordée avec l’adoption de la troisième Directive du 26 octobre 2005. Le GAFI venait également, en 2003, d’intégrer neuf recommandations spécifiques en application de sa nouvelle mission complémentaire de lutte contre le terrorisme. Ces recommandations façonnaient le contenu de la troisième Directive en matière de lutte contre le terrorisme. La Directive élargissait également le champs des obligations de vigilance à l’égard de la clientèle à d’autres acteurs économiques, notamment les casinos et les comptables. La Troisième Directive connut une modification très sommaire le 11 mars 2008, un toilettage de mise en conformité de quelques paragraphes. En réalité, pendant dix ans (de 2005 à 2015), la lutte contre le blanchiment était sortie des priorités de l’Union européenne.    

A partir de 2015, les choses s’accélèrent. L’émergence de l’organisation terroriste « Etat Islamique », la prise de conscience de l’utilisation de circuits de financement performants et rapides du terrorisme, l’identification de méthodes de blanchiment de plus en plus sophistiquées, ainsi que de typologies, amènent l’Union européenne à adopter trois nouvelles Directives en peu de temps. La quatrième Directive du 20 mai 2015 sera, une nouvelle fois, inspirée de la mise à jour des recommandations du GAFI en 2012. La Directive continuait à élargir le champs des obligations en intégrant de nombreuses exceptions pour des secteurs et professions qui y avait échappé. L’identité du « bénéficiaire effectif ultime », défini comme celui qui possède 25% d’une entité juridique, devait désormais figurer dans des registres nationaux afin de réduire l’opacité des structures d’entreprises susceptibles de se livrer à des opérations illicites. La Directive créait également une obligation de vigilance renforcée à l’égard des personnes politiquement exposées (PPE). La quatrième Directive devait être transposée dans les législations nationales avant fin juin 2017.    

Un an après, la cinquième Directive du 30 mai 2018 (entrée en vigueur le 9 juillet 2018) devait être transposée au plus tard le 10 janvier 2020. L’Europe était confrontée depuis 2015 à une vague d’attentats en lien avec l’Etat Islamique, si bien que la cinquième Directive était particulièrement marquée par le financement du terrorisme. Le traumatisme était tel que l’Union européenne avait, fait inédit, commencé à rédiger la cinquième Directive sans attendre la transposition de la précédente. L’un des objectifs était de réduire de nombre de solutions financières utilisées par les groupes terroristes. Le changement le plus marquant a donc été la réduction des plafonds des cartes prépayées – un produit qui avait joué un rôle important dans la préparation de l’attentat du Bataclan en 2015 à Paris. La cinquième Directive élargissait également la liste des acteurs soumis à l’obligation de vigilance, notamment les plateformes d’’échange de cryptomonnaie. Elle exigeait également que les registres nationaux de bénéficiaires effectifs finaux soient rendus publics. La pandémie du Covid-19 de 2020 a rendu difficile la mise en œuvre de cette Directive dans certains Etats-membres.

La sixième Directive du 23 octobre 2018 devait être mise en œuvre par les Etats-membres au plus tard le 3 juin 2021. Elle mettait l’accent sur une liste de 22 infractions qui doivent être impérativement intégrées dans les législations nationales (participation à une organisation criminelle, terrorisme, trafic d’êtres humains ou de migrants, exploitation sexuelle, trafic de drogue, trafic d’armes, trafic illicite de biens volés et de marchandises illicites, corruption, fraude, contrefaçon d’argent, homicide, kidnapping et prise d’otage, vol ou agression, contrebande, fraude aux impôts, extorsion, falsification, piratage, délit d’initié, infractions environnementales, cybercrime). La France n’aura pas eu à transposer cette Directive dans la mesure ou ses dispositions étaient d’ores et déjà intégrer à la législations française.