Droit pénal de l'art
Les deux thèmes-clé qui autorisent aujourd’hui le législateur à porter atteinte aux libertés publiques sont l’argent et le terrorisme - on l’a vu avec la réforme de la fraude fiscale du 6 décembre 2013 et cette année avec les textes "anti-terroristes". L’art a la particularité d’être au confluent de ces deux thèmes. L’argent, car l'art est, avec le trafic des armes et celui des stupéfiants, l’un des trois marchés illicites les plus fructueux au monde. Le terrorisme car Daech incarne aujourd’hui la destruction des biens culturels de l’humanité et – ce que l’on sous-estime, le trafic des biens culturels comme principal mode de financement de l’organisation.
Parler de droit pénal de l’art, de manière avant-gardiste, c’est chercher le juste équilibre entre préservation des libertés publiques et préservation des biens culturels de l’humanité. Car, à mesure que des dispositions légales et conventionnelles vont être prises afin de remédier aux problèmes d’actualité – le terrorisme et l’évasion fiscale -, les libertés publiques vont également être remises en question, justifiées par les enjeux.
En France, il est terrible de constater que la prescription de droit commun en matière de vol, tel que défini par l’article 311-1 code pénal, ne correspond pas à la réalité du monde de l’art. Terrible car il s'agit là d'un autre domaine dérogatoire de la prescription pénale qui ne dit pas son nom. Cette problématique n'a pas été invoquée par la réforme de la prescription pénale souhaitée par le législateur dans sa proposition du loi du 1er juillet 2015 mais elle pourrait s'y greffer. Alors que des œuvres sont parfois retrouvées vingt ou trente ans plus tard, la prescription de trois ans est éteinte depuis bien longtemps.
Pour y remédier, la pratique judiciaire a, pour l'instant, recours à un subterfuge : en renvoyant le mis en cause, non pas sur le fondement de 311-1, mais sur 321-1, non pas du vol mais du recel, elle crée un artifice où l'auteur devient receleur, ce qui est faux juridiquement mais permet d'ouvrir de nouvelles poursuites sur le fondement d'une infraction continue et faire démarrer la prescription de l’action publique, par exemple, à l’interpellation.
Le pénaliste est aussi un citoyen inquiet. S'il est, avant tout, le dépositaire des libertés publiques, il doit anticiper les problèmes à venir et envisager les insuffisances de l'arsenal législatif actuel au regard d'un environnement géopolitique où l'art prend une place surprenante. Voilà le problème. Le vol et le recel des œuvres d'art organisés par l'Etat islamique constituent, avec la vente du pétrole, sa principale source de financement, soit six à huit milliards de dollars de revenus. L'Etat islamique ne pourrait survivre sans la collusion des acheteurs occidentaux. Car les acheteurs ne sont pas des Djihadistes : ce sont des Français, des Allemands, des Britanniques, des Américains. Des collectionneurs, des grandes fortunes, des musées peu scrupuleux, des personnes privées ou publiques qui ne voient pas leur responsabilité dans la pérennité de l’Etat islamique. Au demeurant, il est certain que ce marché illicite fonctionne car les acheteurs achètent.
Plus de deux mille sites archéologiques répertoriés en Irak sont sous le contrôle de Daech. Les destructions spectaculaires des monuments, à coup d'explosifs et devant les caméras, ne sont qu'un écran de fumée. Elles ne sont que la face émergée de l'iceberg ; elles sont comprises autrement pour les trafiquants d'art : lues sur le mode du clin d'œil, elles leur annoncent le "top départ" de la mise sur le marché des autres œuvres d'art, la majorité, celles qui sont stockées en entrepôt et attendent des acheteurs.
Les transactions sont conclues dans trois pays d'Europe : l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne. Les trois pays européens possèdent les ingrédients essentiels pour alimenter le trafic : les moyens financiers, un intérêt historique pour l’art et une législation inefficace. Les circuits sont bien huilés - Daech n'a rien inventé ; ils reprennent ceux du financement des Talibans pendant la guerre d'Afghanistan. Pour écouler les biens culturels, des processus très lents sont mis en place. Les œuvres stockées dans des entrepôts locaux sont ensuite revendues à des acteurs intermédiaires en Turquie ou au Liban, qui revendent eux-mêmes en Europe en multipliant leur prix que les passionnés sont prêts à payer, en les dotant de faux certificats d'authenticité. Certaines œuvres transitent également par des ports francs, ces zones portuaires non soumises au service des douanes, comme à Zurich ou à Dubaï.
Ainsi, le schéma des vols et recels des biens culturels de l'humanité, par nature international, par nature lent et difficile à identifier, n'est appréhendé par le droit interne qu’à travers nos textes traditionnels : les articles 311-1 et 321-1 du code pénal, 432-16 sur la destruction et la négligence du dépositaire de l’autorité publique, 311-4-2 sur les circonstances aggravantes. Ce schéma ne semble pas apporter une réponse pénale adaptée. La destruction de biens culturels de l'humanité est aujourd'hui appréhendée par le droit pénal international. Considérée comme un crime contre l'humanité - l'objet n'étant pas les personnes mais les biens, elle va connaître bientôt un corollaire : le recel de crime contre l'humanité.
En effet, qu'est-ce que le recel de crime contre l'humanité sinon le fait de bénéficier d’une chose provenant, en toute connaissance de cause, d’un crime, sachant que ce crime est bien celui inspiré par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux, organisé en exécution d’un plan concerté et à l’encontre d’un groupe de population civile ? En relisant cette définition du crime contre l’humanité, l’on comprend que la simple qualification de recel de vol est ici trop étroite. Si cela se vérifie, si l’on comprend que le pillage des œuvres d’art en question relève du recel de crime contre l’humanité (crime qui n’a pas à être qualifié à priori par un jugement) il faudrait admettre l'idée d'une future collaboration entre l’OCBC avec le parquet financier, le pôle anti-terroriste, mais aussi le jeune pôle crimes contre l’humanité du Tribunal de Grande Instance de Paris.
En matière pénale, deux logiques vont s’affronter : celle de la mise en place de mécanismes efficaces et rapides de prévention et de répression du trafic - nécessairement international - d’œuvres d’arts ; celle de la prévention de toute atteinte – séduisante - aux libertés publiques. Les montages étant complexes, l’une des solutions les plus radicales sera de commencer, non pas à la source, mais à la fin : l’acheteur. Le monde de l’art et des passionnées, collectionneurs privés et disposant des moyens financiers, est petit. Le risque, au regard des libertés publiques, mais très alléchants au regard de l’efficacité sera bien connu des dépositaires des libertés publiques : la délation immunisé, le fichage des collectionneurs, les vérifications en dehors de tout contrôle ou recours, l’exception, au regard des montants et des enjeux, de présomption de culpabilité, l’obligation de délation de tous les conseils (banquiers, avocats, comptables), des marchands d’art et des intermédiaires en transactions.
La Convention Unidroit, qui définit la bonne foi de l’acheteur, n'est-elle pas le prémices de nouvelles présomptions, renversements de la charge de la preuve, collaboration ? En tout état de cause, l'évocation du recel de crime contre l'humanité, dont la mise en mouvement dépendra d'un consensus international, plongera la France et le monde de l'art dans un univers peu familier. Consensus international car elle risquerait de mettre dans l'embarras beaucoup de grandes fortunes européennes qui n'ont aucune conscience de participer à la pérennité de l'Etat islamique.
* Illustration: "Le Christ dans la tempête sur la mer de Galilée" (Rembrandt, 1633)
Tableau volé en 1990 au Musée Isabella Stewart Gardner de Boston. Considéré comme le plus grand vol d'art de l'histoire des Etats-Unis, l'affaire n'a pas encore été élucidée, l'enquête est toujours en cours.