Avocat-client : de la bande organisée à l’association de malfaiteurs
La réforme du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale en bande organisée n’est pas le seul texte récent qui doit préoccuper les avocats. Personne n’a vu venir le second, jurisprudentiel celui-là, en date du 18 décembre 2013 – soit 12 jours après la loi –, jour où la chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu un arrêt inquiétant relatif à « l’association de malfaiteurs » visant l’avocat. Une infraction fourre-tout qui, désormais, risque de transformer l’obligation de prudence-vigilance en obligation de paranoïa.
I – Après la bande organisée, l’association de malfaiteurs
Le synchronisme du texte de la loi du 6 décembre 2013 1 et de l’arrêt du 18 décembre 2013 ne peut qu’interpeller. La réforme de la fraude fiscale avait mobilisé la profession dans son ensemble. Les déclarations publiques du Barreau ces derniers mois, le travail acharné des syndicats, et leur lobbying auprès du législateur, sans compter les efforts du Conseil national des barreaux pendant toute la période qui précéda le vote du texte liberticide dans les derniers mois de 2013, tous étaient soudés contre la mise en place de la réforme de la fraude fiscale, et notamment la création de la circonstance aggravante de bande organisée en la matière – visant nécessairement l’avocat fiscaliste. Ils n’ont pas vu l’ouverture d’un second front concomitant sur l’association de malfaiteurs.
D’une apparente banalité et passé quasi inaperçu, l’arrêt de rejet non publié au Bulletin, du 18 décembre 2013, n’apporte en réalité rien de nouveau sur le fond. La cour d’appel confirme une jurisprudence bien établie en la matière. Particulièrement succinct, il se borne à considérer que la cour d’appel a caractérisé en tous ses éléments le délit dont elle avait déclaré l’avocat coupable, ce qui oblige le lecteur persévérant à aller chercher les motifs de la condamnation dans l’arrêt d’appel.
En l’espèce, les faits de participation à une association de malfaiteurs imputés à l’avocat concernaient une escroquerie en bande organisée et un blanchiment commis par plusieurs personnes, dont l’une était un client de son cabinet. Il était reproché à l’avocat d’avoir mis à disposition les moyens de sa profession, tels que son bureau ou son fax.
À l’origine de l’affaire, une plainte portée le 17 août 2004 par la banque LCF (Compagnie financière Edmond de Rothschild) après la découverte d'un détournement matérialisé par le transfert de 650 000 actions Microsoft qui appartenaient à la veuve du PDG de l’entreprise et dont la banque assurait la gestion.
L'ordre de transfert émanant de la LCF au Crédit Agricole Titres (CAT) avait été passé, le 1er juillet 2004, par fax depuis un bureau de poste, Crédit Agricole Titres à qui la LCF confiait la conservation des valeurs mobilières, vers un compte ouvert auprès de la banque Merrill Lynch aux États-Unis, ouvert au nom de la victime.
Cet ordre de transfert se révéla plus tard être un faux. Mais, le CAT exécuta l'opération le 2 juillet 2004 sans se rendre compte de la fraude. Au jour du transfert, la valeur des actions représentait plus de 15 millions d’euros. Le 10 août 2004, la LCF recevait, par erreur, un second fax émis depuis un hôtel cannois. Au lieu d’envoyer le fax à l’hôtel parisien où résidait l’un des protagonistes, sa compagne qui logeait, elle, avec un des autres mis en cause, avait fait faxer par l’employé de l’hôtel cannois le document à la LCF. Une erreur qui permettait à la LCF de découvrir l’opération de transfert frauduleuse et de porter plainte. L'information judiciaire établissait ensuite l’existence d'un troisième fax, objet de la mise en cause de l’avocat. Émis le 30 juin 2004 depuis son cabinet, il était révélé par la copie d'écran d'un poste informatique de la banque concernant les titres Microsoft litigieux adressés à l’un des protagonistes.
L’avocat, perquisitionné deux ans plus tard, placé en garde à vue puis mis en examen, avait expliqué et apporté la preuve de son absence du cabinet ce fameux 30 juin 2004, se trouvant à la tenue d’assemblées générales de sociétés dont il était le conseil. Son client, fils de banquier africain, venait régulièrement sans rendez-vous et utilisait les moyens du cabinet réservés aux clients. Il indiquait lors de son interrogatoire avoir envoyé lui-même ce fax depuis les locaux du cabinet en l’absence de l’avocat, sans que ce dernier en ait connaissance. L’avocat produisait devant le tribunal une attestation de témoignage d’un directeur général attestant de sa présence aux assemblées générales tenues toute la journée.
En dépit de sa défense, la participation de l’avocat à une association de malfaiteurs était néanmoins retenue, à partir de deux constatations : la mise à disposition des locaux, le téléphone et le fax de son cabinet au bénéfice des auteurs de l’escroquerie, d’une part ; les contacts téléphoniques qu’il aurait eus avec les protagonistes, d’autre part.
Or l’analyse des simples constatations – qui ne sont pas des preuves matérielles de culpabilité –, seuls fondements des éléments matériel et intentionnel de l’infraction reprochée, démontre qu’aucun des motifs retenus ne fait positivement état de la participation de l’avocat à l’association de malfaiteurs. « Ces motifs relèvent même, pour certains d’entre eux, d’un véritable renversement de la charge de la preuve, l’avocat se voyant imputer des faits de participation parce qu’il n’aurait pas suffisamment apporté la preuve de son absence de participation (…). Il est condamné sur le fondement d’une présomption liée à sa qualité d’avocat dont la cour d’appel déduit qu’il était informé du projet délictueux de son client, alors même qu’aucune preuve matérielle n’établit cela ».
II – La passerelle
Si l’arrêt de la chambre criminelle est en soi peu évocateur, la nouveauté réside dans sa mise en perspective. En effet, cette association de malfaiteurs visant l’avocat va ouvrir une voie parallèle à la réforme du 6 décembre 2013 sur la fraude fiscale en bande organisée, qui visait déjà l’avocat. Pire, une passerelle.
Pour le comprendre, il faut mettre en parallèle les deux notions. La bande organisée est définie, par l’article 132-71 du Code pénal, comme tout groupement formé ou toute entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d'une ou de plusieurs infractions. L’association de malfaiteurs est définie, elle, par l’article 450-1 du Code pénal, comme tout groupement formé ou entente établie en vue de la préparation, et caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d'un ou plusieurs crimes ou d'un ou plusieurs délits punis d’au moins cinq ans d’emprisonnement.
La bande organisée est une circonstance aggravante d’une infraction principale ; l’association de malfaiteurs est une infraction en soi. La bande organisée est constituée au stade de la commission de l’infraction ; l'association de malfaiteurs est caractérisée au stade de la préparation de l’infraction. Une bande organisée est une association de malfaiteurs qui a « consommé » l’infraction ; le contraire… n’est pas vrai. Et c’est là que réside le danger. Une association de malfaiteurs n’est pas une bande organisée. Leurs définitions sont très proches mais leurs régimes juridiques différents pour ce qui est du choix de la juridiction compétente et de l'ensemble des règles procédurales applicables.
Cette confusion est ardemment souhaitée par certains magistrats. La bande organisée leur ouvre la panoplie offerte par la loi Perben II : « les techniques spéciales d’enquête », originairement prévues pour lutter contre la criminalité organisée, notamment par la surveillance, l’infiltration, la garde à vue exceptionnellement longue, les perquisitions de nuit, les interceptions de correspondances, les sonorisations, les captations de données informatiques. L’association de malfaiteurs échappe à ce régime. Sauf à caractériser le chef d’association de malfaiteurs en bande organisée, apparent pléonasme qui n’en n’est pas un.
L’association de malfaiteurs est un délit intentionnel de prévention d’une infraction future. Ainsi, la loi punit la « préparation » d’une infraction qui n’est pas encore constituée et qui suppose l’existence d’un ou plusieurs faits matériels et une intention de la commettre. Si, infraction ancienne, elle avait originairement pour but de neutraliser très en amont un acte criminel à venir, les poursuites restaient très rares avant la seconde guerre mondiale sur le fondement de son ancêtre, l’article 265 du Code pénal. La professionnalisation de la criminalité, la mondialisation des forces transnationales des marchés parallèles, le développement des technologies qu’elles utilisent, ont sans aucun doute changé les choses.
Avec les réformes des années 1981 à 1986, les va-et-vient de la loi Sécurité et Liberté 5 , le législateur avait avant tout en tête, en renforçant le concept d’association de malfaiteurs, la prévention du terrorisme.
Le terrorisme ! Pas l’avocat !
Cette tendance était confirmée par la loi de 1992 6 qui avait expressément pour objet de soumettre cette incrimination aux règles spéciales de poursuites, d’instruction et de jugement en matière de terrorisme – tendance encore confirmée par la réforme du 22 juillet 1996 et les textes postérieurs.
L’infraction d’association de malfaiteurs est aujourd’hui dévoyée pour pallier aux phénomènes de groupe où la circonstance aggravante de « bande organisée » ne peut être retenue et où l’infraction principale du groupe souffre d’un évident manque probatoire. Si son renforcement avait pour objectif de lutter en amont contre la criminalité organisée, cette infraction fourre-tout à la définition juridique trop large, risque de devenir la passerelle de la bande organisée. Et si, jusqu’aujourd’hui, un avocat, perquisitionné puis mis en examen sur le fondement indémontrable de la bande organisée, bénéficiait d’un non-lieu, il pourrait, demain, être renvoyé en correctionnelle sur ce fondement qui vise la simple « préparation » d’un futur crime ou délit.
La réforme de la législation contre la fraude fiscale du 6 décembre 2013 nous a fait basculer dans un nouveau modèle de société. Et c’est bien sur le thème de la crise, de l’argent, qu’elle a réussi l’impensable : le renversement de la charge de la preuve, l’administration de preuves parfaitement illicites, la création d’un délateur immunisé, le risque d’un recours systématique à des instruments de coercition disproportionnés au stade de l’enquête, anéantissant de fait ce que le Code de procédure pénale appelle encore la « présomption d’innocence ».
Avec la création de la circonstance aggravante de « bande organisée », le législateur voit dans la profession d’avocat un paramètre potentiel de l’association de malfaiteurs. On ne peut comprendre la portée de cette loi sans avoir en mémoire les dernières années de sourde lutte entre la profession et l’administration fiscale, la profession et les magistrats. Ne nous y trompons pas : avec la « bande organisée », c’est avant tout l’avocat fiscaliste qui est dans la ligne de mire. La bande organisée serait, en effet, composée du client et de l’avocat à l’origine d’un montage nécessairement frauduleux. L’idée était taboue jusque-là, mais l’administration veut désormais confondre la fraude fiscale et l’optimisation fiscale, réduisant le métier d’avocat fiscaliste à celui d’un servile préposé de l’administration au bon paiement de l’impôt.
L’association de malfaiteurs ne concerne plus seulement les avocats fiscalistes : elle concerne tous les avocats. La profession tout entière doit avoir conscience que l’association de malfaiteurs est l’avenir de la bande organisée. La question est de savoir si nous allons, une nouvelle fois, attendre que les événements se consolident ou si nous allons, pour une fois, anticiper le jeu des marionnettistes.
Pour les avocats, sonne l’heure du choix… Se battre pour la préservation de leur dignité qui passe également par la protection du secret professionnel… ou bien laisser faire. Nous avons déjà choisi notre camp depuis longue date et pour toujours.