Anthropologie de la défense pénale

Sévag Torossian, Avocat pénaliste à Paris
Sévag Torossian
11 Jan 2022

D’aussi loin que l’on puisse se souvenir ou imaginer, d’où est venu le besoin de défendre l’homme accusé par l’unanimité ? « La défense est passionnée, affirme Robert Badinter, mais cette passion, ce n’est pas dans la personne même de l’accusé qu’elle prend sa source ». Quelle est donc cette source ?

L’époque immémoriale du groupe humain ignorant du procès est nécessairement préhistorique, voire antérieure à la construction de la parole organisée. L’homme, sur terre depuis trois millions d’années, ne parle que depuis deux cent mille ans. La faute commise ou suspectée devait immédiatement, on ne peut que l’imaginer, déclencher des sentiments confus au sein du groupe humain, la colère de l’un, l’étonnement de l’autre, la peur d’un troisième, puis se propager mimétiquement en furieuse condamnation par l’ensemble du groupe. Une fois la furie focalisée sur un coupable désigné, et peu importe qu’il ait réellement commis le crime, la foule unanime se rassemblait autour du totem, objet déshumanisé qu’il fallait détruire pour rétablir la paix au sein du groupe. Sans doute l’autorité de l’auteur, sa force physique et sa capacité de menace par la violence exercée sur le groupe devaient constituer une dissuasion assez puissante pour que les sentiments confus devant le crime soient refoulés et qu’il échappe ainsi à la punition. La menace permanente exercée par l’auteur dominant le groupe effacerait la mémoire du crime, mais peu importe, bientôt le groupe trouverait un autre totem à détruire, fût-il innocent de tout crime. Seul le faible pouvait être transformé en objet de punition expiatoire.

Notre hypothèse est que la lapidation est l’ancêtre du procès[1]. L’anthropologie moderne ne l’a jamais qualifiée ainsi, attribuant plutôt au concept de vengeance la paternité de la justice pénale[2]. En apparence, la lapidation est un mode d’exécution d’une peine, exercé par la collectivité. Ce n’est là qu’une de ses fonctions. La lapidation, dans toute sa splendeur, ne commence pas au moment de l’exécution de la peine ; elle remplace de fait tout le processus du procès : le « débat contradictoire » n’est que vociférations et, déjà, décharge de haine par les grognements et les mots ; l’accusation, manipulatrice et totalitaire, ne tolère aucun dialogue ; la foule, loin d’être laissée à l’écart, est utilisée à la fois comme catalyseur, coaccusateur et juge de l’exécution dans un seul et même mouvement. L’enclenchement du jet de pierres commence dès la découverte du crime. La colère, très vite remplacée par la haine, mène les simulacres de débats jusqu’au paroxysme attendu.

Ce n’est que bien plus tard, dans les pays qui conserveront la lapidation comme sanction pénale, que le mécanisme se scindera en deux : une première phase empruntera aux règles du procès équitable pour donner l’apparence d’une justice prononcée sereinement ; la seconde phase réalisera l’objectif retenu depuis le départ, le jet de pierres par la foule. Alors que la vengeance induisait déjà la formation, dans le cerveau humain, d’une certaine idée de justice, un raisonnement discursif tendant à rééquilibrer l’ordre social violé, la lapidation, elle, semble être un processus bien plus archaïque puisant sa source dans l’univers affectif des premiers hommes dénués de raisonnement compensatoire équilibré. Cet univers affectif est entièrement dominé par la peur. Ainsi, à un assassinat pouvait répondre le massacre de tous les membres du clan ou du village du criminel. C’est l’absence de raisonnement compensatoire équilibré qui a donné naissance à la loi du Talion, qui a donc elle-même connu un avant. Avant la compensation existait bien un mécanisme archaïque dénué de recherche d’équilibre dans la réponse pénale. La vengeance serait bientôt un droit exercé par un seul individu, généralement celui qui justifiait du lien de parenté le plus proche ; la lapidation, elle, serait toujours exercée par tous, la collectivité unanime chargée par son geste expiatoire de rétablir l’équilibre au sein du groupe.

C’est bien le mécanisme du « tous contre un », antérieur à toute codification, y compris celle de la vengeance privée, qui fait de la lapidation l’ancêtre du procès public et de l’exécution de la peine. Le procès et l’exécution de la peine, tissés l’un dans l’autre, sont indissociables ; il n’y a pas d’autre issue que la mort. Quant à la vengeance, contrairement aux idées reçues, elle avait été rapidement codifiée par les sociétés primitives. La coutume a ainsi pu imposer des délais au-delà desquels la vengeance n’était plus permise, consacrant déjà le concept juridique de prescription de la peine. Et contrairement à la lapidation, archaïsme inamovible peu important ses formes, la vengeance est de nature évolutive. Aux premières vengeances privées illimitées, exercées directement par la famille, le clan, la tribu, se sont substituées des règles afin de stopper le cycle infernal des violences mimétiques sans fin. Ainsi, dans la société romaine primitive, le recours à la violence fut interdit dans les cas les moins graves : le dommage causé était alors conçu comme un appauvrissement de la victime qu’il suffisait de compenser par un versement en nature[3]. La « composition pécuniaire » (penae, étymologie latine du mot « pénal ») était née. Les règles de la vengeance étaient désormais guidées par le principe d’équivalence : la peine infligée ne pouvait être supérieure au préjudice subi.

La vengeance était donc un acte de justice privée. L’institutionnalisation politique et religieuse entraînerait, plus tard, les prémices de la justice pénale publique, dès lors que des infractions dont serait victime la collectivité tout entière seraient consacrées, comme le sacrilège ou la trahison. Justice privée et justice publique cohabiteraient ainsi pendant des siècles, jusqu’à l’accaparement tardif de la « violence physique légitime » par l’Etat et l’interdiction de la vengeance. Pour René Girard, la vengeance reste d’ailleurs emprisonnée dans l’idée d’une agression préexistante[4]. Les partisans de la vengeance comme source de la violence tiennent une position confortable car ils ne sont eux-mêmes jamais concernés.

Au commencement était donc la lapidation, vengeance collective sans limite de la foule déshumanisée, punition par excellence, celle qui permet l’exécution d’un homme tout en déchargeant sur lui toutes les tensions des autres membres du groupe en le faisant souffrir. Elle a sans doute été le cadre d’une coupure historique en libérant la parole : le « non » de l’un contre l’unanimité. Le « non », premier mot prononcé par l’homme, aux antipodes de « Que la Lumière soit ! », premiers mots connus de Dieu. De la foule, prête à lapider le coupable désigné, a pu sortir l’un d’entre eux pour leur faire face : non, il n’était pas d’accord avec la foule. L’irruption d’un tiers briserait définitivement la trajectoire binaire de l’accusation. La ligne devenait triangle ; le tiers devenu intermédiaire s’interposait comme un rempart contre la violence de l’accusation et freinait son élan dévastateur. L’ancêtre primaire de l’avocat était né.

Evidemment, la défense n’en était pas tout à fait une ; primaire et brutale, elle émergeait néanmoins d’un jugement antérieur et intérieur. En pesant le pour et le contre, la docile adhésion à la folie de la foule et la brutale rupture, l’individu portait un jugement d’abord en lui-même. Il lui fallait nécessairement être juge en lui-même avant d’être défenseur d’un autre. Cette hypothèse confirmerait bien plus tard, selon nous, l’idée selon laquelle l’avocat naît du juge[5]. Dans sa propre confusion des sentiments, entre étonnement et désir mimétique, a pu naître au même moment la conscience d’un disfonctionnement - quelque chose qui devait s’apparenter à l’injustice. Son propre attachement affectif au coupable désigné a pu lui donner la force - ou la folie - de risquer sa propre vie pour en défendre une autre. Son propre attachement lui a peut-être aussi valu de manquer d’objectivité quant à la faute reprochée. Mais l’important est qu’à cet instant, un homme est sorti de la foule et lui a fait face. Cela étant, le « non » éphémère ne pouvait s’incarner ; confronté à la violence du dominant et de l’unanimité, le défenseur en herbe devait être systématiquement stigmatisé comme complice, se rétracter ou être éliminé, la confusion entre l’accusé et le défenseur demeurant intacte en l’absence de distance intellectuelle, fruit d’une longue maturation historique qui faisait encore défaut.

La théorie mimétique[6] ne semble pas repérer l’existence du tiers-intermédiaire. Obnubilée par l’unanimité, elle ne voit pas, n’envisage pas l’émergence du défenseur comme phénomène anthropologique, l’esprit indépendant qui disait « non » à la foule, hermétique à elle. L’anthropologie voit le « tous contre un » de la victime mais pas le « seul contre tous » du défenseur. Pour ses théoriciens, le seul esprit indépendant est celui de l’observateur à venir qui, bien plus tard, s’offrira le luxe de la distance intellectuelle pour étudier les phénomènes de violences mimétiques. Hors de question qu’un acteur proche de la foule fasse preuve d’assez d’indépendance et de force de caractère pour s’en distancier. Pourtant, quand cet illuminé est apparu en sortant de la foule unanime, il a bien dû repérer le mécanisme de lynchage qui se mettait en place et auquel il assistait ; il s’en détachait, tel un spectateur effaré, par sa propre prise de distance. Ces illuminés ont existé de tout temps. En niant leur existence, l’anthropologie a pratiquement commis une faute.

L’émergence de la justice pénale a tenu les hommes à l’abri non seulement de la vengeance mais aussi du rite sacrificiel. Dans les pays où le populisme domine aujourd’hui sans une justice indépendante forte, la justice risque de ne pas perdurer. Et c’est une catastrophe car la « corruption du juge », dans le sens mosaïque du terme (ne pas rendre sciemment un jugement juste), à l’époque punie de mort, est le début du chaos. Cette « corruption du juge » sévit encore aujourd’hui dans les pays où le pouvoir judiciaire n’est pas indépendant, notamment, du pouvoir exécutif. Lorsqu’ils ne reçoivent pas de pots-de-vin, les magistrats reçoivent des directives, voire des invectives ou des menaces. Quant à la lapidation, elle n’a malheureusement pas disparu du procès moderne car la puissance de l’institution est fondatrice de la cohésion du groupe. Chaque jour encore, des efforts surhumains doivent être mobilisés pour écarter le désir lapidatoire. Des campagnes de presse, forme de lapidation par les écrits ayant remplacé les pierres, aux cris douloureux des familles de victimes qui ne peuvent refouler la puissance du désir lapidatoire, l’opinion publique, autorisée à haïr puisque la loi ne l’interdit pas, jusqu’aux magistrats, engagés dans un exercice de discipline et d’attention permanentes pour ne pas succomber au désir primaire. La lapidation est encore et toujours enfouie dans notre mémoire primaire ; elle guette à chaque instant la violence du monde, elle l’utilise dès que l’occasion se présente pour sortir de ses limbes.

Le désir lapidatoire est encore présent dans beaucoup de procès sensibles en Occident, notamment ceux liés au viol commis sur un enfant ou au terrorisme islamiste. L’émotion est difficile à contenir et l’opinion publique tente de s’emparer du procès, décharger sur l’accusé et parfois-même sur son avocat, toutes les tensions nées du récit de l’ignominie. Les acteurs judiciaires, juges et avocats, servent alors de garde-fou afin que le procès pénal ne n’efface au profit d’une vengeance collective. De nos jours, c’est dans le contexte moderne des révolutions dites « de velours » qu’on repère le plus facilement le désir lapidatoire, cette fois-ci encouragé par l’appareil d’Etat. Ce, pour une raison simple : la révolution a pour objet la négation du passé ; elle se veut comme l’an I d’une nouvelle ère, elle est fondée sur l’idée de tout recommencer à zéro. Ainsi, le concept de révolution est incompatible avec celui de procès équitable. Après l’euphorie populaire vient systématiquement le temps des purges : la figure emblématique de l’ancien régime, coupable désigné, est systématiquement condamnée, peu important les règles du procès équitable, la qualité du travail de l’accusation, les preuves, les droits de la défense. Dès lors que les règles du procès équitable sont écartées, ressurgit le rite sacrificiel. La révolution a toujours besoin d’un totem sur lequel canaliser toutes les tensions et violences populaires émanant des injustices du passé. La justice révolutionnaire est toujours sacrificielle. Le discours de Marat de 1789, « C’est être juste et humain que de verser quelques gouttes de sang impur pour éviter de répandre le sang pur à flots » est l’exact miroir des propos de Caïphe du temps de Jésus : « Mieux vaut qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas »[7]. Elle n’a de la justice que le nom, le rituel, la mise en scène. La Révolution supplante la Loi, la Constitution, les Droits de l’Homme. De la Révolution française en 1789 à la révolution de velours en Arménie au printemps 2018, le changement de régime s’est systématiquement accompagné du procès d’un coupable désigné par le nouveau pouvoir. A chaque fois, ce coupable désigné a été une offrande au peuple.        

[1] Sévag Torossian, Le procès de Caïn, Origines du crime et de la défense, Les Impliqués, 2021.

[2] Jean-Marie Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Puf.

[3] Jean-Marie Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Puf, p. 14.

[4] René Girard, La violence et le sacré, Pluriel, 2002.

[5] Sévag Torossian, Le procès de Caïn, Origines du crime et de la défense, Les Impliqués, 2021.

[6] René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, 1978.

[7] Jean 11 :50.